Manifeste pour un changement de cap en terme de sécurité dans les stades
La très triste actualité du jour nous conduit à publier ce manifeste que Mathieu Moricel, spécialiste en terme de sécurité stade, nous avait fait parvenir. En effet, en France, la sécurité pense plus aux ultras qu’aux terroristes, un cap à revoir. Le texte :
Les
plus grandes avancées se produisent quand les paradigmes théoriques
et idéologiques ne résistent pas à l’épreuve des faits. On
peut alors se réfugier dans le déni, s’effondrer dans
l’incompréhension, ou, mieux, se remettre en
question.
Quelles que soient les raisons pour
lesquelles un carnage a été évité aux abords (et peut-être à
l’intérieur) du stade de France le 13 novembre 2015, les
consultants en sécurité des enceintes sportives que nous
sommes ne pouvons échapper non seulement à une remise en
question mais aussi à une interpellation des autorités publiques,
des organisations sportives et de leurs experts sur les priorités
passées de la sécurisation des enceintes sportives et sur les
réorientations qui, selon nous, s’imposent.
Soyons clairs : la gestion
opérationnelle des événements dès le déclenchement de l’alerte au
poste de commandement a été exemplaire et mérite d’être saluée de
tous. Elle a permis de protéger le public et les acteurs de la
manifestation. Maintien du public dans le stade sanctuarisé ;
exfiltration du Président de la République ; évacuation différée et
sûre des spectateurs ; bouclage du périmètre autour des lieux
d’explosion : les bonnes décisions ont été prises rapidement.
L’ensemble du dispositif de sécurité, depuis les structures de
commandement jusqu’aux effectifs de terrain, est à
féliciter.
Mais il s’est essentiellement agi de
gestion de crise. La réflexion que nous proposons ici se trouve
beaucoup plus en amont : au niveau de la conception des
équipements.
La sûreté-sécurité des stades – ou
plutôt des personnes et des biens dans et aux abords des stades – a
été théorisée au Royaume-Uni dès 1972 mais c’est véritablement
après la tragédie de Hillsborough à Sheffield, le 15 avril 1989,
qu’un progrès considérable a été fait dans la conception et la
gestion des enceintes sportives. Aux risques liés à la sortie des
spectateurs (Ibrox, 1971) et à l’incendie (Bradford, 1985), la
préoccupation s’étend alors aux mouvements de foule et à leurs
conséquences meurtrières.
En France, la catastrophe «
fondatrice » – puisque les progrès sont malheureusement réactifs –
sera le drame de Furiani, le 5 mai 1992, où la
solidité des installations était en jeu et à la suite duquel une
nouvelle procédure d’homologation des enceintes destinées à
recevoir des manifestations sportives ouvertes au public a été
instituée par l’Etat. Jusqu’alors, seule la sûreté1 est prise en
compte en dépit des trente-neuf morts du stade du Heysel, le 29 mai
1985, consécutivement à des charges menées par des supporters
anglais contre des supporters italiens.
Le basculement de priorité
interviendra en France quelques mois après Furiani , comme suite
aux violences commises lors du match PSG/Caen le 28 août
1993, même si une circulaire du ministre de l’intérieur du 1er septembre 1992
fixait déjà les directives d’élaboration des dispositifs de
sécurité dans les stades à l’occasion des rencontres de football,
face à l’émergence de la violence supportériste.
Dès lors, pendant plus de vingt ans,
fruit d’un consensus entre droite et gauche de
gouvernement, l’Etat va développer crescendo une politique
répressive en commençant par une coproduction asymétrique
de sécurité via l’obligation faite aux organisateurs (fédération,
ligue professionnelle, clubs) d’assurer un service d’ordre
à l’intérieur de l’enceinte sportive doublée de la prise en charge
financière des dépenses de maintien de l’ordre engagées par l’Etat
à l’extérieur de l’enceinte. L’Etat va accélérer sa
politique répressive à partir de la mort d’un
supporteur à la porte de Saint-Cloud le 23 novembre 2006,
après un match du PSG face à l’Hapoel Tel-Aviv. Puis il va
imposer une collaboration aux organisations sportives après le
meurtre d’un habitué du Kop de Boulogne le 28 février
2010, à l’occasion d’un PSG-OM.
Le point culminant de cette
phase sera le plan Leproux dont les mesures privées de
placement aléatoire des abonnés dans les kops du PSG feront écho à
la création de la division nationale de lutte contre le
hooliganisme (DNLH) le 30 septembre 2009 par le ministre de
l’intérieur. S’ajouteront les décrets de
dissolution d’associations historiques de supporters, au
renforcement du dispositif d’interdictions administratives
ou judiciaires de stade, aux arrêtés préfectoraux
d’interdiction d’accès au stade et de restrictions de circulation à
toutes personnes se prévalant de la qualité de supporter d’un club
ou se comportant comme tel. Autant de mesures qui, par
ailleurs, ne préviendraient pas un attentat terroriste islamiste
dans un stade ou à ses abords.
Pour peu qu’on confronte l’arsenal
répressif déployé au nombre d’incidents et de victimes, on est en
droit de s’interroger sur la proportionnalité voire la nécessité
d’une telle politique. Manuel Comeron soulignait déjà en 2001 que
« l’insécurité des stades est souvent l’objet d’une
médiatisation alarmiste. A ce sujet, la vigilance et la
prudence s’imposent à tous les intervenants et décideurs concernés
par le phénomène. Car le hooliganisme semble faire couler
plus d’encre que de sang, plus de salive que de larmes.
Cet état de fait n’est pas nouveau et il est, par ailleurs,
généralisable à d’autres formes de délinquance, en vertu de l’adage
selon lequel l’appel à la répression du bouc émissaire resserre les
rangs. »
Les consultants en sécurité ont
commencé à intervenir sur la conception de la sécurité des stades
français dans le même temps que s’imposaient très lentement en
France le concept de prévention situationnelle
ainsi que l’étude de sûreté et de sécurité publique instaurée par
l’article 11 de la loi n°95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et
de programmation relative à la sécurité (dite « loi Pasqua » ou
LOPS). Rappelons que l’étude de sûreté et de sécurité publique est
demeurée sans décret d’application et par conséquent facultative
jusqu’au 30 septembre 2007. Depuis 1973, le Royaume-Uni possédait
son Green Guide to Safety at Sports Grounds, véritable référence
internationale en la matière.
La France a certes prouvé
lors de la Coupe du monde de football de 1998 son
savoir-faire en matière de gestion des risques mais il
suffit de consulter les textes relatifs à la sécurité ayant servi à
la programmation du Grand Stade pour constater qu’aucun texte ou
document d’origine française ni a fortiori corpus n’existait à
l’heure de concevoir la sécurité d’un Stade de France exposé en vitrine du modèle français de
sécurité (à défaut de pouvoir représenter l’avant-garde
architecturale du pays).
Dans le mouvement de construction ou
de rénovation des stades qui suivit la Coupe du monde, nous avons
défendu la matérialisation de périmètres de
pré-filtrage (parfois contre la volonté politique de la
maîtrise d’ouvrage défendant l’ouverture sur la ville) ; nous avons
été les bons soldats de la prévention contre les risques de
violence supportériste en accompagnant les maîtres d’ouvrage dans
la séparation et le compartimentage des
supporters, dans la protection mécanique de la
sectorisation des tribunes et du terrain de jeu, dans la conception
du périmètre élargi de sécurité et du contrôle automatique des
accès, dans la facilitation de la libre circulation des forces de
l’ordre et des services de secours autour et à l’intérieur du
stade, dans la configuration du poste de commandement de sécurité
et dans l’étude des systèmes électroniques de sécurité. Ces mesures
étaient et demeurent nécessaires pour prévenir de nouveaux
Heysel.
Mais la priorité exclusive donnée à
la lutte contre la violence supportériste, impulsée au plus haut
niveau du gouvernement et mise en oeuvre par la DNLH, a fait perdre
aux acteurs de la sécurité des enceintes sportives – y compris
nous, consultants – la conscience du risque d’attentat
terroriste, tant dans sa composante de la probabilité
d’occurrence que dans son facteur de gravité des conséquences.
Résultat de la priorité traditionnelle donnée en France à l’ordre
public sur la sécurité publique, du moins jusqu’à la LOPSI3. Et
pourtant, la leçon est cruelle : une seule séquence
d’attentats mieux planifiée et/ou exécutée aurait pu causer des
conséquences autrement plus désastreuses que la violence
supportériste dans toute son histoire sur le territoire
national.
Une mesure paradoxale de sécurité
illustre bien notre obsession d’alors. Un des principaux pans du
dispositif français de sécurisation a été le contrôle des accès au
stade. Il s’est notamment agi de prévenir la concentration
excessive de spectateurs et la fraude en automatisant l’unicité de
passage par la mise en place d’équipements de lecture, de
verrouillage et de résistance à l’effraction, et d’empêcher
l’introduction d’objets prohibés en faisant procéder par des
stadiers aux palpations de sécurité et à la fouille des bagages à
main des spectateurs. L’objectif parfaitement justifié de filtrer
les spectateurs a eu pour résultat l’allongement des queues aux
points d’accès au stade, en particulier dans la demi-heure
précédant le coup d’envoi. Autant dire que nous n’avons pas vu que
l’objectif d’assurer la sécurité des acteurs de la manifestation
sportive à l’intérieur du stade impliquait la vulnérabilité
même des spectateurs et des contrôleurs à une explosion terroriste
aux abords du stade.
Notre incapacité d’alors à imaginer
la menace terroriste aux abords du stade est frappante à la lecture
des études de sécurité publique de certains des plus grands stades
construits ou rénovés ces cinq dernières années, lesquels figurent
bien entendu dans les stades de l’Euro 2016. Ici,
il a été prévu, en cas de déclenchement du niveau écarlate du Plan
Vigipirate (équivalant désormais au niveau d’alerte attentat), la
possibilité d’installer aux entrées du stade des portiques de
détection de métaux pour le passage du public et le contrôle
systématique des objets suspects ainsi que des appareils de
contrôle à imagerie radioscopique des bagages. Cela ne ferait
qu’accroître la foule en stationnement aux abords du stade
et augmenter le nombre de victimes potentielles d’une attaque
! Là, d’autres ont recommandé de sécuriser les prises
d’air neuf face à la menace de contamination intentionnelle.
Excellente idée certes mais
révélatrice que le risque d’attentat terroriste aux abords d’un
stade n’a pas été identifié ou, quand il l’a été, a été largement
sous-estimé.
Quelques jours après que
l’Assemblée nationale a adopté une énième proposition de loi de
renforcement de la lutte contre le hooliganisme permettant le
fichage par les clubs de leurs supporters indésirables, il est
sûrement temps de réorienter la politique de sécurisation des
enceintes sportives et de leurs abords vers la prévention d’un
risque autrement plus grave : celui de l’attentat
terroriste.
Déjà, nous savons que l’adaptation à
la menace en vue de l’Euro 2016 dans quatre mois ne pourra être
structurelle et relèvera forcément de la gestion opérationnelle des
risques. La réponse donnée par les ministres concernés par la
sécurité des stades et des fan-zones de l’Euro 2016 aux « incidents
» du Stade de France est-elle proportionnelle aux risques ? La
décision de renforcer la sécurité des stades par plus de
vidéosurveillance permet d’en douter, jamais la moindre
caméra n’ayant dissuadé un terroriste ou protégé une victime
potentielle.
Nous, consultants en sécurité, devons
proposer des solutions au stade des études préalables au
permis de construire, malgré un contexte de culture
professionnelle du bâtiment doutant de notre expertise. L’étude de
sécurité publique n’est pour l’essentiel du secteur qu’une pièce
superflue dans le dossier de permis de construire et l’avis
favorable de la sous-commission départementale de sécurité publique
doit être obtenu à peu de frais. Pourtant, l’extranéité de la
prévention situationnelle au socle culturel et idéologique de
l’architecture française laisse un vide que nous devons combler
dans les équipes de projets et que les référents sûreté de la
police et de la gendarmerie nationales n’ont pas vocation à
remplir.
Des solutions concrètes sont à
chercher, par exemple, dans la configuration des périmètres de
sécurité et de pré-filtrage. Les situations sont diverses :
enceintes à construire ou à rénover, immergées dans le tissu urbain
ou isolées en zone périurbaine…
Le sas de décompression que délimite
le périmètre de pré-filtrage en périphérie de l’enceinte
permettrait un premier filtrage des spectateurs ainsi que
des palpations et fouilles (voire la détection de métaux)
plus loin du stade, en un nombre supérieur de points
d’entrée, sur un périmètre élargi où se concentreraient
moins de victimes potentielles que sur le périmètre même de
l’enceinte, en cas d’explosion kamikaze. En outre, cette
zone-tampon facilite les déplacements et interventions des forces
de l’ordre et des services de secours dans la périphérie du stade,
et y limite la densité de population. Mais un tel dispositif est
matériellement coûteux et consommateur d’effectifs de maintien de
l’ordre. En un mot, plus difficile à installer que des caméras. La
prévention du terrorisme est pourtant à ce prix.
La prise d’assaut d’un stade
à l’arme automatique, aboutissant à une fusillade et/ou une prise
d’otages en son sein, ne peut non plus être exclue,
quelque part entre le massacre de Croke Park le 21 novembre 1920 et
la prise d’assaut fictive du Gotham City Stadium dans le film « The
Dark Knight Rises » (2012).
Pour réaliser la panique que sèmerait
une fusillade aux abords d’un stade, il suffit de consulter une
vidéo de l’intérieur du stade de Torreón (Mexique) quand en plein
match de championnat, le 20 août 2011, une fusillade éclata aux
abords du stade. Joueurs et arbitres coururent se réfugier dans les
vestiaires puis le public se répartit entre ceux qui se protégèrent
dans les tribunes, ceux qui fuirent par les pénétrantes aux angles
du terrain de jeu après l’avoir envahi, ceux qui se réfugièrent
derrière les panneaux publicitaires en bord du terrain … Et ce
jusqu’à ce que la décision de
fermer l’enceinte fut prise et l’évacuation interrompue pour
maintenir le public en sécurité dans le stade.
Faut-il attendre un massacre
pour que la puissance publique cesse d’écraser les ultras avec un
marteau et s’attaque enfin à un ennemi à sa taille
?
Face à la menace terroriste
bien réelle, il appartient aux décideurs de revoir
leur stratégie et de laisser en second plan la lutte
contre la violence supportériste pour mieux relever le défi de la
protection contre-terroriste des manifestations et enceintes
sportives par des mesures de conception urbanistique et
architecturale, de gestion et de maintenance, inspirées de la
prévention situationnelle.
Nous y sommes prêts.
Errare humanum est, perseverare
diabolicum.
le 15
février 2016,
Jean-Michel Laziou
(Auditeur de la 20e session nationale d’études de l’INHESJ,
2008-2009) préside le cabinet L.CONSEILS.
Mathieu Moricel (MBA
Football Industries, 2004) est consultant en sécurité
physique.